Le « taxi-tricycle solaire » en souffrance à Jacqueville (sud de la Côte d’Ivoire) : pour quelles raisons ?

Abstract

In Ivory Coast; the perverse effects inherited from the political social and military crisis, favored the emergence of the motorcycle-taxi and tricycle phenomenon urban transport. In 2018, the phenomenon reached Jacqueville with a dozen taxi-tricycles; powered by solar energy. On the fifty taxi-tricycles in service in the city in 2019, only three are powered by the same energy.  It follows that taxi-tricycles powered by conventional fuels (petroleum, diesel) took over. How to explain such a reality? What are the explanatory factors for such a paradox?

This article analysis the explanatory factors for the failure of the “solar taxi-tricycle” in the seaside town of Jacqueville. The methodology is based on an empirical approach. The data were collected following observations and field surveys conducted with actors involved in the management of this mode of transport.

The synthesis of the results reveals that the current suffering of “solar taxi-tricycles” is based on technical, managerial and above all political factors. Beyond their singularity, these factors present an interdependence.

Introduction

Les deux et trois roues motorisées sont les principales mobilités urbaines héritées de la crise politico-militaire et sociale ivoirienne de 2002. Depuis lors, le réseau de diffusion de ces engins motorisés ne cesse de s’étendre depuis les villes du nord, jusqu’à toucher quelques-unes du sud dont Jacqueville, malgré les problèmes qui en découlent (P. POCHET et al., 2016, p. 4). En outre, les facteurs à l’origine de la pérennisation de ces mobilités émergentes diffèrent d’une localité à l’autre. Pour M. R. N. ZOUHOULA Bi et al. (2018 ; p. 104), au niveau du transport, si les flux routiers entre le nord et le sud du pays deux zones ont été maintenus, les voiries urbaines, faute d’entretien, sont devenues impraticables du fait de l’érosion, de l’ensablement, du déchaussement du bitume, etc. Dans les villes ivoiriennes occupées jadis par la rébellion armée où le transport autorisé se faisait rare, la situation a conduit à la transformation des deux-roues et trois-roues moteur en transport de voyageurs (M. R. N. ZOUHOULA Bi, 2018, citant KASSI-DJODJO, 2017). Par contre, dans les villes du sud, notamment à Jacqueville notre cadre d’étude, l’émergence du tricycle résulte de la défaillance de la desserte des taxis traditionnels ou taxi-véhicules communaux qui accordaient la primauté à leurs clients/passagers à destination des villages de la commune et au-delà en raison d’un profit financier indéniable (M. R. DINDJI et al, 2019 ; p. 3). Ville balnéaire du littoral ivoirien, Jacqueville pointe à une cinquantaine de kilomètres d’Abidjan, la capitale économique de ce pays. Desservie depuis 2018 par les « taxi-tricycles » alimentés par l’énergie solaire, cette localité s’est inscrite dans une logique innovante du transport de personnes, puisque répondant à plusieurs enjeux. L’énergie solaire est l’énergie produite à partir du rayonnement solaire et les nombreuses réactions nucléaires qui se produisent en son sein la renouvellent (C. GBOSSOU, 2013, citant VERNIER, 2007). Le recours au solaire comme énergie dans le transport permet  l’exploitation d’une ressource naturellement disponible et insuffisamment mise à contribution. Cela réduirait la forte dépendance aux énergies issues du pétrole d’une part et répondrait à un grand enjeu écologique d’autre part. Après une année d’exercice, le bilan partiel de cette initiative demeure mitigé. Débuté avec seulement 10 tricycles solaires en 2018, le « parc engin » du trafic de ces trois roues motorisées enregistrait une cinquantaine de taxi-tricycles en 2019 (M. R. DINDJI et al, 2019 ; p. 3). Cependant, sur cette cinquantaine enregistrée par la municipalité, seulement trois sont encore alimentés par le solaire. Les tricycles alimentés par les combustibles conventionnels (pétrole, gazole) ont donc pris le dessus.

Comment expliquer un tel paradoxe ? Qu’est ce qui explique la perte du terrain par les taxi-tricycles solaires au profit de ceux alimentés par les combustibles conventionnels ? A quels enjeux répond le recours au solaire dans le transport urbain en Côte d’Ivoire ? Le présent article ambitionne comprendre les facteurs explicatifs de l’échec du recours à une énergie renouvelable dans le transport urbain en Côte d’Ivoire à travers l’exemple du « taxi-tricycle solaire » à Jacqueville.

1. Cadre d’étude et méthodologie

L’étude porte sur Jacqueville (figure 1). Située sur le cordon littoral sableux (S. P. TAPE et F. A. MEMEL, 2017 ; p. 7), la ville de Jacqueville est une presqu’île qui se situe entre l’océan atlantique et la lagune Ebrié. Elle compte 11 124 habitants sur 100 km2 (INS, 2014). Avec l’inauguration en 2016 du pont enjambant la lagune, la localité capitalise sa proximité d’Abidjan dont elle est distante de 57 kms (S. P. TAPE et F. A. MEMEL, 2017 ; p. 6). Depuis lors, la ville exerce un attrait touristique, renforcé par le caractère pittoresque de ce nouveau mode de transport.

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La collecte des données s’est appuyée sur une revue documentaire, des observations et des enquêtes de terrain dans 11 quartiers sur les 14 que compte Jacqueville. Elle a commencé par une approche exploratoire en 2018 et s’est achevée en 2019 par des enquêtes de terrain ; précisément du lundi 25 février au dimanche 03 mars. Les enquêtes de terrain ont consisté en des entretiens. 10 entretiens directifs ont été conduits auprès du Préfet, du Président du conseil général et du Maire, 35 entretiens semi-directifs auprès de propriétaires de taxis, syndicats d’opérateurs, opérateurs de taxis et de mouvements associatifs. Au total 45 personnes ont été  interviewées pour l’atteinte des objectifs fixés à cette recherche.

Les entretiens avec les acteurs institutionnels ont porté sur les points suivants : le contexte d’émergence des trois roues motorisées à Jacqueville, la politique locale des transports, les réponses possibles à l’échec du taxi-tricycle solaire dans la ville, les perspectives, etc. Avec les opérateurs du secteur (propriétaires de taxis, syndicats d’opérateurs), les entretiens ont porté sur les mêmes rubriques.

2. résultats et discussion

2.1.Les enjeux du recours à l’énergie solaire dans le transport urbain

Le recours à l’énergie solaire dans le transport urbain répond à plusieurs enjeux : institutionnel et réglementaire, écologique et surtout la reconsidération de la notion de développement durable dans les habitudes décisionnelles et existentielles.

2.1.1 Un déclic institutionnel et règlementaire pour la promotion des énergies renouvelables

Plusieurs décennies après les premières constatations du changement climatique, nos sociétés ont encore un défi à relever : celui de mettre en œuvre à différentes échelles territoriales, des mesures opérationnelles et pratiques quotidiennes en relation avec le concept de développement durable afin de faire face aux dégradations de plus en plus alarmantes (A. M. Mohamed, 2015, p.7). Cette initiative apparaît, ainsi, comme une opportunité pour corriger toutes les insuffisances institutionnelles en rapport avec la promotion et la vulgarisation des énergies renouvelables d’une part et la protection de l’environnement d’autre part. En effet, en Côte d’Ivoire, la loi n°85-583 du 29 Juillet 1985 règlementant le secteur de l’énergie existe. En son article premier, ce texte accorde le monopole à l’Etat pour la distribution et le transport de l’énergie électrique dans le pays. Ce texte autorise également l’Etat à concéder ses prérogatives en la matière à un organisme à caractère industriel et commercial ; d’où son partenariat avec la Compagnie Ivoirienne d’Electricité (CIE) en 1990. Aussi, ladite loi n’interdit pas la production individuelle d’énergie électrique produite à partir du solaire photovoltaïque. Sa distribution doit néanmoins faire l’objet d’accord de l’Etat. Malgré, l’existence d’un texte basique prenant en compte l’énergie solaire et la tendance mondiale qui est tournée vers la promotion des énergies alternatives en lieu et place des énergies conventionnelles jugées polluantes, la Côte d’Ivoire rencontre une difficulté. En effet, il n’existe pas actuellement de réglementations spécifiques au secteur de l’énergie solaire. Le recours au solaire dans le transport urbain à Jacqueville devrait susciter une réforme des organes et lois en vue de faciliter l’exploitation de cette ressource alternative. Cette situation faciliterait l’acquisition du matériel technique, tout comme son usage par la formation de ressources humaines. En fait, il n’y a pas beaucoup d’applications solaires dans la plupart des régions de l’Afrique subsaharienne. Les équipements nécessaires connaissent l’effet inverse de l’économie d’échelle dans laquelle les produits rares coûtent chers, surtout qu’il est quasi impossible de fabriquer la cellule de base photovoltaïque dans les pays en développement à cause de l’importance de l’investissement. Même si certains éléments de la chaîne énergétique peuvent être fabriqués (les câbles, les régulateurs et les batteries), dans l’ensemble, tout est importé et tous les équipements sont fiscalisés. Comprenons donc qu’à l’enjeu institutionnel et règlementaire de cette initiative solaire à Jacqueville s’adjoint un enjeu technique, qui est la conséquence du premier. De plus, le recours au solaire dans le transport représente une alternative opportune vue l’abondance du rayonnement solaire en Côte d’Ivoire.

2.1.2 Une alternative énergétique opportune

Le soleil est la première ressource énergétique à laquelle on associe spontanément l’Afrique. Le recours à une telle énergie dans le transport en territoire jacquevillois suscite espoirs et présente des atouts indéniables. En effet, son « combustible » inépuisable et gratuit affranchit de la dépendance au coût fluctuant du pétrole. De plus, les équipements nécessaires pour en bénéficier (panneaux, batteries, onduleurs) sont d’un usage modulable, adaptable à un habitat dispersé et décentralisé (cases individuelles, écoles, dispensaires, etc.) (C. GBOSSOU, 2013, p. 68 citant C. HEURAUX, 2010). De quoi s’agit-il concrètement ? L’explication du processus nous est donnée par le même auteur.

«L’effet photovoltaïque, découvert par le physicien Becquerel en 1839, permet la conversion directe du rayonnement solaire en électricité. Dès qu’elle est éclairée, une cellule photovoltaïque (appelée également photopile), génère un courant électrique continu à ses bornes, sous une tension électrique. Son principe de fonctionnement consiste à convertir l'énergie cinétique des photons (particules de lumière par exemple composant du rayonnement solaire) en énergie électrique… ».

La finalité de ce dispositif, c’est de transférer l’énergie solaire (transformée en énergie électrique) dans les batteries. Lesquelles une fois installées dans les tricycles les alimentent en carburant, comme le montrent les photographies de la planche 1.

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L’exploitation du solaire dans le transport urbain est donc une alternative avantageuse, puisque le solaire est une énergie naturellement disponible en Côte d’Ivoire. A cela, s’ajoute d’autres effets positifs, notamment la réduction de la dépendance vis-à-vis des combustibles fossiles et des avantages socio-économiques. En effet, les cours du pétrole brut poursuivent leur envol sur les marchés mondiaux et de nombreux pays africains importateurs de pétrole commencent à envisager très sérieusement d’autres moyens de réduire leur dépendance vis-à-vis du pétrole en particulier et des combustibles fossiles en général.

En raison donc du coût plus élevé de l’importation de pétrole, il reste désormais moins de devises pour importer d’autres articles de base. Les activités qui sont fortement tributaires du secteur énergétique et des transports sont alors particulièrement touchées, les coûts de production augmentant et entraînant constamment des tensions sociales. La montée du coût de l’énergie et des transports se répercute généralement sur les consommateurs. Elle contribue aussi à renchérir les prix de nombreux articles et services ; ce qui nuit surtout aux couches pauvres de la population. En somme, le recours à une telle énergie dans le transport urbain offre de réelles opportunités de développement socio-économiques au niveau local. Comme le montre ces indicateurs de performance de ce projet dans la ville, cette énergie contribue fortement à la mobilité des populations à un coût à la bourse de tous, 100 fcfa/client/trajet.

2.1.3 Une exploration d’un modèle de développement urbain durable

En Côte d’Ivoire, la moitié de la population vit en ville (RGPH, 2014). D’ici 2050, on estime que les trois quarts de la population mondiale vivront dans une ville (A. M. Mohamed, 2015 ; p 7). Dès lors, la ville devient une échelle prioritaire d’intervention en termes de performances de développement durable. En même temps, les espaces urbains deviennent aujourd’hui des entités dans la recherche constante du maximum de flux (humain et économique) qui ont pour but d’attirer le plus de monde possible, notamment des touristes, des habitants, des sociétés, des congrès et des manifestations de tout genre. Comme c’est le cas pour la ville de Jacqueville depuis la construction et la mise en service du pont Yacé en 2016. Servant de liaison entre Abidjan et Jacqueville, selon S. P. TAPE et A. F. MEMEL (2017 ; p. 116), cet équipement infrastructurel apparaît comme le déclic du devenir de cette localité. Ces auteurs envisagent cette ville côtière comme un des pôles de décongestionnement de la capitale économique : « Jacqueville doit être à l’ouest ce que Grand-Bassam est à l’est pour Abidjan ». Des actions concrètes à travers les lotissements réalisés dans la partie nord de l’ancienne ville après la zone marécageuse en bordure de la lagune ont donc été menées pour étendre spatialement la ville. Cette nouvelle dynamique amplifiée depuis l’avènement du pont Yacé entraîne avec elle des problèmes tels que la mobilité, la qualité du cadre de vie ou encore l’impact environnemental. Cet espace urbain doit donc faire face à de nouvelles problématiques dans l’esprit d’un développement durable.

Prenant l’exemple de l’habitat A. M. MOHAMED (2015, p. 8 citant LIEBARD et De HERDE 2005) propose ceci :

« Concevoir un bâtiment durable nécessite d’organiser la relation entre l’architecture et son milieu, c’est-à-dire les faire cohabiter, sous l’angle d’une double responsabilité : celle du respect du milieu actuel et celle du respect du milieu en gestation pour les générations futures. Une architecture soutenable, qui favorise les solidarités, qui soit efficace sur le plan environnemental, économe en ressources et créatrice de sens, est un défi pour nos sociétés contemporaines. Autrement dit, un urbanisme qui est basé sur les principes de globalité, de long terme et de participation de la société civile du développement durable ».

Nous comprenons donc que le développement durable urbain se pose comme l’hypothèse que la ville a besoin d’un développement économique. Mais celui-ci doit être mené en respectant les critères du développement durable pour chacun de ses piliers : équité sociale, qualité environnementale, préservation des ressources et du patrimoine, cohérence des territoires. Toutefois, en l’absence de ces critères, le développement économique sera contre-productif et la ville n’atteindra pas ses objectifs de cohésion sociale et de qualité de vie indispensable pour l’attractivité de la ville. En clair, le défi des politiques de développement durable urbain est d’introduire dans la ville la négociation, la concertation, la discussion entre les différents acteurs sociaux et économiques, défenseurs de l’environnement et du cadre de vie et le pouvoir public pour rendre durable un développement qui hier ne l’était pas à Jacqueville. Mais, qui aujourd’hui l’est à l’analyse du contexte dans lequel ce projet fut lancé. L’aire d’étude serait une expérience modèle à copier ! A ce propos, M. R. Dindji et al (2019, p. 102) précisent que ce nouveau mode répondait d’une certaine façon à un besoin réel en mobilité de la population. Cependant, pour garantir la cohésion sociale dans la cité, les acteurs/gestionnaires institutionnels ont dû créer les conditions devant faciliter leur intégration dans le transport urbain. Pour ce faire, plusieurs réunions à leur actif, ont été convoquées pour traiter et débattre des questions problématiques. A ces réunions, furent associés tous les leaders impliqués dans la gestion des transports dans la ville. Depuis lors, les différents modes de transports artisanaux exercent dans la collaboration, puisqu’un territoire de desserte est déterminé pour chacun. Les taxi-tricycles exercent sans excéder les 50 km/h. Par ailleurs, le recours à cette énergie dans le transport urbain représente un moyen de lutte contre la pollution et la réduction de gaz à effet de serre. En effet, l’énergie solaire a un impact direct potentiel sur la qualité de l’environnement immédiat. En se substituant aux énergies conventionnelles employées par les populations pour leurs différents besoins, les équipements solaires permettent d’éviter la production d’effluents nocifs contribuant à l’accroissement de l’effet de serre et des autres formes de pollution et d’autres nuisances causées par les énergies conventionnelles (bruits assourdissants des moteurs, fuites d’huiles et de lubrifiants) qui dégradent les sols et polluent les eaux (C. Gbossou, 2013 ; p. 72, citant ENDA, 1995). Malgré, les différents enjeux auxquels répond cette initiative, son bilan à mi-parcours n’est pas reluisant. Plusieurs raisons en sont l’origine.

2.2 Les facteurs à l’origine de l’échec du « taxi-tricycle solaire » à Jacqueville

L’échec actuel du « taxi-tricycle solaire » à Jacqueville se perçoit à travers plusieurs indicateurs : la diminution de nombre d’engins en activité au détriment des tricycles ordinaires, les engins au garage pour des raisons de panne, l’absence de renouvellement du parc-engin des taxi-tricycles solaires, etc. Dans l’ensemble, cette crise fonctionnelle émane de trois principaux facteurs.

2.2.1 Une puissance publique ramant à contre-courant de la tendance mondiale

Au début des années 90, suite au sommet de la Terre organisé par les Nations Unies à Rio de Janeiro, l’opinion est alertée sur les conséquences du pillage des matières premières sur l’augmentation inquiétante de l’effet de serre et sur la dégradation rapide et spectaculaire des systèmes écologiques. Cette conférence consacrait le développement durable comme l’une des premières préoccupations mondiales (A. M. MOHAMED, 2015 ; p. 6). Elle sera, ainsi, assortie par la signature et l’adoption de plusieurs conventions attestant la volonté des Etats à mettre en œuvre des pratiques environnementales, sociales et économiques dans le développement à toutes échelles territoriales (A. M. MOHAMED, 2015 ; p. 6 citant GUYONNET, 2007). Cette tendance internationale a entrainé un changement radical dans la mise au point et la diffusion de diverses technologies d’exploitation des énergies renouvelables dans les pays du nord. Pourtant, tel ne fut pas le cas pour les pays du sud auxquels la Côte d’Ivoire appartient. Cette responsabilité de la puissance publique ivoirienne dans l’échec du « taxi-tricycle solaire » peut s’apprécier dans l’évaluation de l’action publique au niveau local et national.

2.2.1.1. Un agir local toujours collé au folklore

« L’agir localement » est cet aspect du développement durable qui interpelle sur la responsabilité des acteurs locaux ; c'est-à-dire à Jacqueville. Leur action devrait intégrer une utilisation rationnelle des ressources actuelles tout en les préservant pour les générations futures. Dans ce contexte, un satisfécit peut être adressé aux citoyens. En effet, il s’agit d’une initiative citoyenne portée par un jeune fonctionnaire en service dans la ville. Elle fut lancée en avril 2018 avec 10 tricycles alimentés par une énergie solaire. Quelques mois plus tard, une cinquantaine de tricycles alimentés par une énergie conventionnelle (essence, gasoil) exercent dans le transport urbain. L’essor fulgurant que connaissent les trois roues motorisées dans la ville dénote de leur bon accueil par la population locale. Analysant les facteurs d’émergence de ces engins à Jacqueville, M. R. DINDJI et al (2019, p. 93) évoquent plusieurs points : une réponse aux besoins en mobilité des populations urbaines, le coût du transport acceptable (100 fcfa/client/voyage), un voyage sécurisé (la vitesse de circulation maîtrisée, le déplacement sans bruit sonore), etc. Concernant la municipalité, elle fut un partenaire indéniable dans ce projet « taxi-tricycle solaire » à Jacqueville. Toutefois, ce partenariat n’a pas permis de l’inscrire dans la durabilité. Il présente donc des obstacles qui ont obstrué la diffusion du solaire dans le transport dans la ville. Dans ce partenariat, la municipalité a approuvé ce projet dans sa conception (nos enquêtes de terrain, 2019). Elle a, ensuite, intégré ces trois roues motorisées dans la politique urbaine des transports. Ces engins ont, ainsi, été soumis aux normes en la matière. Le respect des normes est assorti par l’octroi d’une « autorisation d’exercer » au propriétaire de l’engin par la municipalité. Après sa mise en circulation le propriétaire doit s’acquitter d’une « taxe mensuelle » de 2 000 FCFA. Par ailleurs, ce partenariat revêt plusieurs enjeux. En effet, tout en légalisant le trafic des taxi-tricycles solaires, la municipalité locale répondait à certaines de ses prérogatives : la participation à l’emploi jeunes, la mobilité urbaine et l’accroissement de ses ressources financières (M. R. DINDJI et al, p. 93, 97 et 98). Dans la collaboration, les premiers chauffeurs de taxi- tricycles solaires, tous des jeunes, furent recrutés après analyse de dossier et formés au lycée professionnel de Jacqueville par la mairie. Après quoi, ils furent mis à la disposition du porteur du projet comme chauffeurs qualifiés. Nous comprenons aisément que l’autorité locale aura contribué à l’essor des taxi-tricycles solaires dans la ville. Cependant, cette contribution n’a pas suscité un environnement ou un cadre devant les inscrire dans une dynamique de durabilité. Si l’on n’y prend garde, ce projet risque de disparaître. Quelles responsabilités du pouvoir public local ?

Malgré le fait que ce projet provienne d’une initiative privée, nous pensons qu’il n’a pas été approuvé dans sa « lettre et son esprit » par la municipalité locale. Si tel avait été le cas, elle serait allée bien au-delà. La plupart des villes secondaires ivoiriennes ne dispose pas d’un service public de transport. Ce manque est comblé par des modes artisanaux comme les taxi-communaux et les mobilités émergentes. L’essentiel de la politique de transport dans ces villes se résume en leur régulation. L’attitude de la municipalité locale vis-à-vis du « taxi-tricycle solaire » y trouverait son fondement. La municipalité aurait pu accorder un crédit particulier à la dimension écologique de ce projet. Pour ce faire, elle ne pouvait admettre dans la ville que ce type de tricycles. Ce qui lui aurait permis de gagner doublement notamment sur les points écologique et financier. En admettant la concurrence, elle aurait pu aussi apporter un soutien financier au porteur du projet « taxi-tricycle solaire ». Cette situation lui aurait permis de faire face à la concurrence que lui livre les autres taxi-tricycles alimentés par les combustibles ordinaires. En somme, l’actuelle crise fonctionnelle du « taxi-tricycle solaire » est provoquée par la puissance publique locale. Mais, une responsabilité de l’Etat central n’est pas à exclure.

2.2.1.2. Une puissance publique nationale hors-jeu

L’analyse de notre entretien avec le responsable du « taxi-tricycle solaire » révèle que ses engins ont été maintenus longtemps au port d’Abidjan avant leur mise en circulation. En effet, les tricycles et le matériel technique ont passé deux ans dans les locaux du Port Autonome d’Abidjan (PAA) en attente de dédouanement. Sur le terrain, cette réalité a suscité des problèmes d’ordre technique. Concrètement, dans l’entreprise, il est difficile d’entretenir le champ du panneau solaire. Situation qui impacte négativement le projet. Pourtant c’est ce champ du panneau solaire qui permet l’alimentation des batteries par le biais du processus photovoltaïque. Après transformation du rayonnement solaire en énergie électrique, celle-ci est transférée dans les batteries qui à leur tour alimentent les engins en énergie électrique. C’est ce matériel capital dans le fonctionnement de ce projet qui a été maintenu inactif au port durant deux ans. Il a donc été usé dans sa période d’inactivité. De plus, après le lancement du projet, ce panneau connu une panne. Depuis lors, il y a une récurrence des pannes concourant à l’inactivité des taxi-tricycles solaires. Concomitamment, ils perdent du terrain au profit des autres taxi-tricycles dont le fonctionnement n’est pas tributaire d’une charge de batteries. Par ailleurs, la responsabilité de l’Etat se perçoit à travers ces indicateurs : les tracasseries douanières, la lenteur/lourdeur administrative et l’absence d’une politique nationale sur les énergies renouvelables. En effet, la lourdeur administrative renvoie au temps assez long que les services d’Etat mettent dans le traitement des dossiers des contribuables. Un tel agissement a une incidence négative sur le développement socio-économique du pays. Le cas du « taxi-tricycle solaire » à Jacqueville en est un bel exemple. Concernant le dernier indicateur, nous nous référons à A. M. MOHAMED (2015, p. 6) pour une meilleure compréhension. Ainsi, pour lui « la place de l’énergie dans la réduction de la pauvreté n’est plus à démontrer. Les services énergétiques accessibles, efficaces et efficients (respectant l’environnement) sont des éléments clés pour un développement durable ». Pour ce faire, les Etats d’Afrique de l’Ouest, en plus d’une politique de l’énergie, devraient profiter du potentiel d’énergies renouvelables. La Côte d’Ivoire doit s’engager dans une telle politique.

2.2.2 Le projet du « taxi-tricycle solaire » conduit avec des failles internes

Cette partie a analysé toutes les contraintes organisationnelles et fonctionnelles constatées dans l’exécution du projet « taxi-tricycle solaire ».

2.2.2.1. Contraintes liées au management du projet

L’organisation fonctionnelle du « taxi-tricycle solaire » comprend trois entités : le chef projet, le coordonnateur et le personnel. Le premier est l’initiateur du projet dans la ville. Il en porte la vision, c'est-à-dire faire de Jacqueville une ville écologique par le recours à une énergie renouvelable dans le transport socio collectif. Il est fonctionnaire à l’Institut Halieutique de Jacqueville. Il est ingénieur halieute de formation. La découverte des taxi-tricycles s’est faite lors d’un séjour privé en Chine. Ces engins sont utilisés pour le transport de biens et de marchandises dans ce pays (nos enquêtes de terrain, 2019). Contrairement à l’utilisation chinoise des 3 roues, l’initiateur de cette mobilité innovante à Jacqueville a inscrit son projet dans le transport de personnes. Cependant, il a confié le management de son business à un coordonnateur projet qui en assure le contrôle et le suivi quotidien. Ce dernier coordonne la bonne exécution des différentes tâches du projet à travers le chargement des batteries, l’affectation de tricycles aux chauffeurs, le paiement de salaire, etc. Ce projet a mobilisé 23 personnes, soit 20 chauffeurs, 02 techniciens et le coordonnateur projet lui-même. Ce dernier avait tout ce personnel sous sa gestion. Selon le chef-projet, le coordonnateur projet n’a pas répondu à ses attentes. En effet, ces reproches s’appuient sur plusieurs indicateurs, notamment la défection de plusieurs membres du personnel (les chauffeurs), le mauvais entretien du matériel, la perte de recettes. Nous n’avons pas pu avoir un entretien avec le coordonnateur projet pour indisponibilité. Mais, il ne serait pas le seul responsable de tous les dysfonctionnements suscités. Un chauffeur ne peut pas être payé s’il ne fait pas de recettes. S’il ne travaille pas parce que son engin passe plus de temps en réparation, il devrait aller faire valoir ses connaissances/expériences ailleurs. Cela résulte de la loi du marché du travail. A ce jour, ce projet mobilise exactement 08 personnes. Tous les compartiments du projet ont connu une perte de personnels : équipe technique, chauffeurs, coordination. Les problèmes liés au management du personnel renvoient à la problématique de la formation des ressources humaines pour une bonne promotion des énergies renouvelables en Afrique. La promotion d’une politique liée au développement durable nécessite une maîtrise de la ressource humaine en la matière. Cet aspect a été insuffisamment apprécié par le porteur de ce projet. Cette situation affecte la bonne conduite de cette initiative innovante.

2.2.2.2. Contraintes liées aux aléas climatiques

Au-delà de l’action anthropique, la nature a aussi contribué à la dégradation des installations techniques. En effet, lors d’un orage, la foudre a affecté la station de production solaire. Les conséquences de cet aléa s’apprécient sur le court et le long terme (planche 2).

Fig14_3.png

Au lendemain de l’incident, le trafic fut interrompu, juste le temps de remettre en état le matériel technique détérioré. Depuis lors, la station de production solaire n’en finit pas avec les pannes, puisqu’elle a été fortement affecté par cet aléa climatique (planche 2).

La photo 2 de la planche 2 montre un taxi-tricycle solaire en panne et sans pneus. Tout porte à croire qu’il deviendra une épave si rien n’est fait rapidement.

De la synthèse des points ci-dessus, nous retenons que la nature et la lenteur administrative sont des facteurs à la base de l’échec actuel du projet « taxi-tricycle solaire » à Jacqueville. A ces facteurs, peuvent s’ajouter des contraintes liées à l’exécution du projet dans son ensemble.

2.2.2.3. Contraintes liées à l’exécution générale du projet

De l’entretien avec le porteur du projet, il ressort que la crise fonctionnelle que connait son projet est imputable à l’Etat, l’actuelle équipe municipale et à son coordonnateur projet, son plus proche collaborateur. A ce propos, nous pensons qu’il est difficile de faire face à une lourdeur administrative. Cela n’est pas le cas pour les erreurs de gestion d’un coordonnateur projet qu’il a lui-même recruté et le laxisme reproché à la mairie. Concernant la mairie, il aurait souhaité un meilleur accompagnement. En d’autres termes, il aurait préféré un partenariat dans lequel la mairie n’admettrait que des taxi-tricycles solaires dans la ville dans le cadre du transport urbain. En tant que partenaire, celle-ci aurait pu l’aider financièrement pour faire croître le projet. Pourtant, le partenariat municipal dont il bénéficie ne repose sur aucun « contrat tacite » incluant toutes ses aspirations précitées. Il ressort de cette entrevue que les deux parties (porteur-projet tricycle solaire et municipalité) n’avaient pas la même compréhension de leur collaboration. Ainsi, pour la mairie, il s’agit d’une simple collaboration. Tant qu’un mode de transport contribue au développement socio-économique de la ville, elle lui fait bon accueil et rien d’autre. Il revient à chaque mode de transport de trouver les stratégies fonctionnelles pour faire face à la concurrence. C’est d’ailleurs l’attitude des équipes municipales ivoiriennes. L’expérience des taxi-communaux de Bouaké a été exposée par M. R. DINDJI et al (2018). En effet, dès la fin de la crise politico-militaire, le syndicat des taxi-communaux a souhaité la suppression des motos taxis dans la ville par la municipalité locale. Devant le refus de la municipalité locale et pour faire face à la concurrence, ces taxi-communaux ont trouvé une alternative résiliente : le recours au gaz butane comme carburant (M. R. DINDJI et al, 2018 ; p. 64). Que dire des faits reprochés au coordonnateur projet ? Dire qu’un agent qu’on a recruté ne travaille pas bien, c’est reconnaître son erreur de casting. De plus, une telle erreur peut se rattraper rapidement par le renvoi et le recrutement d’une autre personne. Le projet est fortement handicapé par les pannes récurrentes de la station de production solaire et les engins roulants. Cependant, il s’agit d’un fait normal. Toutes les entreprises connaissent ces réalités. Le paradoxe ici, c’est de ne pas avoir pensé à faire accroître son activité. Le chef projet devait élaborer son idée-projet sur le moyen et long terme en prévoyant une collaboration banque-privé pour le renouvellement de stations de production solaire et de parc-engins. Cet état de fait est attesté par ses propos lors de nos enquêtes « j’ai débuté avec 10 engins et je n’ai jamais pu passer cette barre ». 

Conclusion

Il ressort de cette réflexion que des  facteurs interdépendants sont à l’origine de l’échec partiel du recours au solaire dans le transport urbain dans la cité balnéaire de Jacqueville. Pour booster cette initiative, il faut que le pouvoir public (au niveau national et local) intègre la notion de développement durable dans la prise de décision. Cela passe par une réforme des organismes et textes en rapport avec les énergies renouvelables. Cette réforme institutionnelle et réglementaire aura plusieurs impacts positifs sur la promotion des énergies renouvelables, notamment dans la vie des populations urbaines et particulièrement dans le transport. Il s’agit de l’obtention de ressources financières, la formation des ressources humaines, l’importation du matériel technique lié aux énergies renouvelables. Cette réforme est, en effet, la plus importante, puisque le recours à cette énergie alternative dans ce secteur d’activité répond à plusieurs enjeux dont la dépendance aux énergies fossiles, la réduction des émissions des gaz à effet de serre, la prise en compte de la réalité environnementale dans le vécu quotidien et le développement d’une activité économique à savoir le transport.

Références bibliographiques                

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Auteurs

1Géographe, Enseignant-chercheur, Université Peleforo Gon Coulibaly (Korhogo, Côte d’Ivoire)/LaboVST, dindjiroger@gmail.com.

2Chercheur à l’Institut de Recherche sur les Energies Renouvelables (IREN)/Université Nangui Abrogoua (Adjamé Côte d’Ivoire), cgbossou@yahoo.fr.

3Géographe, Enseignant-chercheur, Université Peleforo Gon Coulibaly (Korhogo, Côte d’Ivoire), pultap78@yahoo.fr.

 

 

Catégorie de publications

Date de parution
31 déc 2020